A l’image des grandes compétitions mondiales, le Heiva I Tahiti n’échappe pas à la règle en subissant de perpétuels changements aussi bien sur le fond que sur la forme. On cherche à innover dans le but de lui donner un nouveau souffle et à motiver le public sans qui le succès d’un tel événement n’existerait pas.
Cette année, le comité organisateur Heiva Nui, composé de nouveaux dirigeants, décide d’annuler les catégories dites « amateurs » et « professionnelles » en les remplaçant par les catégories « légendaire » et « historique ». On peut cependant se poser des questions sur le bien fondé de ce grand bouleversement dans le règlement.
Amateurs/ Professionnels : une fausse distinction au Heiva I Tahiti
Il est vrai que la distinction amateurs/ professionnels n’avait pas de raison d’être dans une compétition de Heiva. En effet, parmi tous les groupes qui se sont présentés au concours, il n’a jamais existé de formation professionnelle dans la mesure où la plupart des membres d’un groupe exerce parallèlement une profession. En d’autres termes, aucun groupe qui s’est déjà présenté au concours de danses du Heiva ne fait de la danse une activité professionnelle à temps plein. Note : la
professionnalisation de notre danse ouvre les portes d’un autre débat que nous laisserons fermé pour le moment
Dans l’objectif de vouloir abattre une telle absurdité, ce distinguo avait déjà disparu dans le règlement en 2002 où on parlait alors de catégories « Hura ava tau » et « Hura Tau ». L’erreur du Comité de réflexion de l’époque dont je faisais partie a été de ne pas avoir donné d’équivalents en français à ces catégories et les gens ont gardé en mémoire l’opposition amateurs/professionnels comme une mauvaise habitude dont on ne peut se défaire. Il faut absolument mettre fin à cette confusion que nous avons tous et le Comité Heiva Nui 2006 a eu raison de vouloir diriger ses réformes en ce sens.
Une terminologie inappropriée et incomprise pour un concours de danses
Cependant, l’axe choisi aujourd’hui semble être encore plus confus dans la tête des gens. Cette confusion que j’ai constatée au gré de rencontres des groupes de danse, de certains membres du jury et d’un public averti est née à travers la terminologie des mots « légendaire » et « historique » ainsi que la définition insuffisante donnée par le règlement car ces termes sont beaucoup plus complexes. Le terme « histoire », d’ailleurs, semble poser plus de problèmes de compréhension or cela n’est pas surprenant si l’on s’attarde sur les différentes définitions que nous connaissons. Par exemple, on parle d’histoire en tant que fait historique, anecdote, chronologie, etc… et dans ce flot de définitions tout le monde s’y noie!
Au-delà de ces histoires de terminologie, je maintiens fermement que la nouvelle catégorisation choisie en 2006 relève de l’incohérence la plus complète.
D’une part, dans un concours de danses traditionnelles, il paraît illégitime de juger un spectacle uniquement par son thème ou son écriture et c’est exactement ce que l’on fait avec ces nouvelles catégories puisque les groupes sont définis en fonction de leur thème voire même que les groupes choisissent leur thème en fonction de la catégorie à laquelle ils voudraient appartenir. Attention ! Je ne dis pas que l’écriture n’est pas importante dans notre culture. Au contraire, je suis fier de voir l’émergence de nouveaux écrivains polynésiens et je reste persuadé que le Heiva I Tahiti leur permet de s’exprimer et de les faire connaître. De plus, il est aussi justifié de vouloir donner plus de valeur aux textes au sein d’un concours traditionnel car cela participe à l’enrichissement de notre culture. Toutefois, reconnaissons ensemble que ce qui prime avant tout dans un concours de danses c’est la danse en elle-même : ses chorégraphies, son rapport à une musique, son approche et son interprétation d’un thème, sa mise en scène, etc.
Cela me parait aussi évident que banal à faire remarquer. Mais l’envie d’être original ne me ronge pas les doigts donc permettez-moi de continuer mon analyse sur d’évidentes banalités.
Une catégorisation qui donne un aspect reducteur a nos valeurs culturelles
Le fait de classer notre danse dans une catégorie légendaire ou historique lui donne un aspect réducteur et notre culture ne mérite pas d’être rabaissée à un tel niveau. Nous avons la chance aujourd’hui de posséder une culture en mouvement qui veut se défaire des clichés des « vahine » et des « tane » qui se trémoussent lascivement sur des rythmes endiablés. Depuis les années 80 où la quête identitaire maohi s’est affirmée, le Heiva I Tahiti a été témoin de la naissance de thèmes qui démontrent que nous sommes non seulement un peuple singulier mais aussi un peuple pensant. On se souvient, par exemple, qu’à l’époque certains groupes avaient choisi des thèmes philosophiques ou des notions tels que Te Tau (le temps), O vai hoi au (Qui suis-je?), etc. Aujourd’hui encore avec l’émergence de nouveaux auteurs polynésiens, nous pouvons trouver des thèmes tirer à partir de fiction à l’instar du thème de Nonahere écrit par Patrick Amaru, interprétation romancée sur la légende de l’ogresse Nona.
Que dire aussi des thèmes tels que Te Po e te Ao (le jour et la nuit) qui navigue entre mythe et histoire ? Ces quelques exemples, car il y en a beaucoup d’autres, montrent bien que la danse traditionnelle en Polynésie Française n’est pas restrictive et possède des richesses qui vont au-delà du simple folklore et de surcroît au-delà d’une distinction légendaire et historique.
C’est la mort du Heiva qui nous attend au prochain battement de mesure
Par ailleurs, un dernier point peut se dessiner en défaveur de ce nouveau règlement. En effet, on constate au Heiva I Tahiti 2006 l’inégalité en termes de compétences entre les groupes d’une même catégorie. Si le Heiva se veut rassembleur et populaire, il risque à long terme de décourager et faire fuir les petits groupes de Mateinaa et les groupes des îles qui sont écrasés par les habitués de la place. Par conséquent, le Heiva sera perçu comme un événement réservé à une certaine élite. Vais-je oser dire que c’est la mort du Heiva qui nous attend au prochain battement de mesure ? En fait, on pourrait voir disparaître des valeurs authentiques qui font également vivre notre culture telles qu’une certaine fraîcheur des danseurs, une empreinte culturelle singulière et une forme de vérité des sentiments c’est-à-dire l’âme même du Polynésien.
Quiconque est né dans notre pays a le droit de s’exprimer dans notre Heiva mais bien sûr il faut donner une égalité des chances à tout le monde.
Y aurait-il une issue possible à tout ce chop soy ?
On pourrait considérer par exemple deux catégories qui distingueraient deux niveaux de compétences différentes basées sur le palmarès d’un groupe au travers des Heiva auxquels il a participé. Pour le moment, c’est ce qui a toujours été fait jusqu’à présent. Pour éviter toute confusion, appelons-les les catégories « novices » et « confirmés ». Cette idée n’est ni originale ni novatrice car elle existait déjà au tout début des années 90.
En ce qui concerne les nouvelles formations dirigées par des personnes de talent et d’expérience, il suffirait, à mon avis, de composer avant le concours un Comité de validation composé des chefs de groupe qui décidera au vote de la catégorie à laquelle elles peuvent prétendre en tenant compte bien sûr de la qualité de la prestation lors d’une répétition par exemple. Cette formule avait déjà vu le jour en 2002 sous une forme légèrement différente.
En définitive, la recherche d’innovation n’est pas une fin en soit et ne doit pas se faire au détriment de notre culture. Pour cela, il faut laisser le temps à la réflexion afin que puissent mûrir certaines idées et éviter de mettre en jeu quelque intérêt personnel. Je suis persuadé que mes propositions demeurent contestables et j’ouvre les portes à de meilleures propositions. Encourageons tout de même le travail de Heiva Nui dont l’une des difficiles tâches est de perpétuer l’un des événements les plus vieux au monde.
Moanaura Teheiura, Hawaii, juillet 2006
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