Cet article est paru dans le numéro de Juillet 2004 du magazine Tahiti Business
Où va la danse tahitienne ?
La danse tahitienne est-elle un art ?
Après des décennies d’interdiction par les autorités coloniales et religieuses, la danse a refait son apparition, depuis la fin des années 50, comme une expression typique de l’âme polynésienne. Chaque année, le Heiva en est le point d’orgue. Joelle Berg, médaille d’or du Conservatoire, danseuse, chorégraphe et professeur, enseigne la danse tahitienne depuis 10 ans. Pour elle, cette expression se positionne aujourd’hui comme une activité culturelle et folklorique, exceptionnellement comme un art. Avec elle, Tahitibusiness ouvre le débat.
Tahitibusiness : Dans notre pays, la danse est omniprésente. C’est l’une des expressions les plus significatives du style de vie des polynésiens. Au point que c’est devenu une « image de marque » de Tahiti et ses îles dans le monde entier. Pourtant, tu sembles sceptique sur la dimension réellement artistique des prestations dansées.
Joelle Berg : Ce que la danse tahitienne exprime, va bien au-delà de la danse elle même. Elle reflète et véhicule l’essence de nos mythes en même temps que les fantasmes auxquels ils sont associés. Elle est par ailleurs intimement liée à l’identification culturelle des polynésiens,. Mais la pratique de ce type de danse reste, avant tout, ce que j’appellerais « une activité physique jubilatoire » à la portée de tous.Elle reste Une activité culturelle et folklorique qui engendre plaisir et joie, mais, n’en déplaise à certains, elle se positionne très exceptionnellement comme un art.
Comment peux-tu affirmer cela ?
La pratique de la danse existe de multiples façons, avec de multiples motivations. Mon expérience de danseuse, mais aussi de chorégraphe et de professeur m’a montré qu’à Tahiti, on danse pour le « fun », pour le sport, pour se gratifier, pour séduire, par désir d’appartenir à un groupe – à une communauté festive -, pour participer à la vie sociale à travers une association, une paroisse, dans un cadre corporatiste ou scolaire... On danse aussi par mécanisme d’identification culturelle, parce que l’on est polynésien et que l’on souhaite participer à une forme de vie culturelle. Mais quelle que soit la motivation, la finalité de la danse reste la joie. Le don de soi passe par le défoulement et la transpiration, mais rarement par la qualité du mouvement, le geste juste. Il n’est d’ailleurs pas indispensable de comprendre ce que l’on fait : les danseurs, au Heiva, n’ont qu’une vague idée de ce qu’ils sont censés exprimer. Les élèves des écoles de danse se soucient rarement de la signification d’un chant. La performance physique tient lieu d’expressivité, la grâce naturelle reste à l’état brut, et le sourire est de mise, quel que soit le thème de la danse.
À la fin des années 50 la danse tahitienne a pourtant connu un renouveau, avec Madeleine Moua, notamment.
Oui. Mais, depuis, on ne cesse de refléter – plutôt que d’interpréter et de recréer – les anciens mythes polynésiens d’où l’on tire les thèmes des chorégraphies. Et la dimension sacrée et authentiquement traditionnelle ayant disparu, ceux-ci sont trop souvent noyés sous les clichés. Ainsi, du fantasme de la polynésienne aux cheveux longs, charmeuse au sourire permanent, ondulante carte postale sur fond de ukulele, collier de fleurs et noix de coco sur les seins. La Vahine illustre le fameux « mythe polynésien » qui inclut la joie de vivre, le laisser aller et la tahitienne lascive, femme facile qui enchanta les sens des navigateurs des siècles passés. On en a tiré des spectacles formatés pour les hôtels. Ou standardisés, comme de ceux que montrent, à l’étranger, les troupes qui assurent notre promotion touristique. De parfaites illustrations du fantasme « tahiti-paradis ».
La danse tahitienne ne ferait-elle donc que véhiculer à son tour les mythes et les fantasmes dont elle est le reflet ?
Ce n’est pas si simple que cela ! Parallèlement, la danse porte tout le poids de l’identité culturelle. À travers le Heiva, elle est vécue comme un lien au passé, un lien avec un esprit festif « traditionnel ». Le Heiva est, de loin, la manifestation culturelle la plus importante et la plus populaire. Bien davantage qu’un concours de danse, le Heiva est, pour les troupes participantes, l’occasion d’honorer le patrimoine culturel, de prouver la vigueur de la culture traditionnelle face à la modernité. Il est le lieu d’expression privilégié de l’âme polynésienne. Mais la danse n’est ici que le vecteur privilégié de la culture. Dans les Heiva tumu nui des districts, des quartiers, des paroisses…, la motivation culturelle est aussi présente, parfois implicitement, quand bien même un aspect social d’occupation des jeunes serait à l ‘ origine de ces manifestations. Combien de fois ai-je entendu ces mots avant d’entrer en scène, les soirs de concours au Heiva : « faites plus que de votre mieux, soyez dignes de ce pays, dansez pour votre pays ! ». Mais je me pose la question : aussi noble et louable que cela soit, la danse se résume t-elle à cela ?
Ce que tu veux dire, c’est que la qualité de la danse reste secondaire ! ?
Oui ! Elle est, de fait, toujours reléguée au second plan. Cela se manifeste à travers les trois types de spectacles qui existent en général : le spectacle de heiva, le spectacle touristique et le spectacle de fêtes et manifestations diverses, publiques ou privées. Aucune de ces formes de spectacle ne valorise principalement la qualité de l’exécution.
Peux-tu donner des exemples ?
Le spectacle de Heiva est intimement lié à la langue. Selon le règlement, le thème doit être rattaché au patrimoine culturel. Qu’il s’agisse d’une légende ou d’un concept ( le cocotier, la lune, le feu… ), c’est la qualité du thème qui prévaut. La beauté des textes, l’harmonie des costumes avec le thème auront autant d’importance que la danse elle-même. Au bout du compte, la qualité de l’expression dansée devient secondaire. Ainsi le groupe gagnant n’est pas forcément celui qui dispose des meilleurs éléments, ni même celui dont la danse est la plus belle, mais celui dont la prestation honore le mieux le patrimoine culturel, contribuant ainsi à son enrichissement. Dans cette perspective, il a pu arriver que gagnent des groupes dont la danse est de qualité moyenne, voire médiocre, d’où les multiples controverses. Car le grand public, pas plus que les danseurs n’a accès à la totalité du thème
Peut-on en dire autant pour les shows d’hôtels ?
Le show d’hôtel est bien différent du spectacle de Heiva, même si certaines danses conçues pour le Heiva sont adaptées pour la scène touristique. Le show d’hôtel reflète, trait pour trait, les fantasmes et le mythe. L’objectif est de montrer au touriste ébahi la scène la plus fidèle à ses attentes. Ici, l’atout-maître du danseur, et surtout de la danseuse, est sa conformité au cliché. Et si la performance physique est de mise pour ébaudir le dîneur étranger médusé, celle-ci doit nécessairement s’accompagner de quelques ingrédients de la carte postale. Ainsi les hôteliers se plaignent-ils souvent de danseuses jugées trop grosses ou pas assez souriantes. Une miss dans les rangs d’un groupe sera toujours considérée comme un atout, qu’elle sache ou non danser. Ici le tourisme est un alibi pour une forme de médiocrité de la danse.
Idem pour les autres spectacles ?
Les autre spectacles (de paroisses, d’association, de corporations…), qui honorent quantité de manifestations publiques ou privées, privilégient l’acte de participation du danseur. Les spectateurs apprécient le geste et sont « bon public ». Ici encore, ce n’est pas la qualité de la danse qui prime, mais la participation. En résumé, ni le spectacle de Heiva, ni le show d’hôtel ni aucune autre forme de spectacle n’encourage explicitement la qualité de la danse. Pourquoi donc les danseurs s’astreindraient-ils à progresser puisqu’on peut se satisfaire de peu et que tout est bien ainsi ?
Voudrais-tu dire que la manière dont les danseurs eux-mêmes abordent la danse tahitienne, contrecarre tout progrès et toute idée de professionnalisme ?
Dans l’inconscient collectif, la danse demeure quelque chose de ludique, dont la pratique restera du domaine des loisirs, même s’il est convenu qu’un minimum d’apprentissage est utile. Or qui dit « art » dit maîtrise d’une technique, toutes disciplines confondues - peinture sculpture, littérature etc… Pour ériger la danse au niveau de l’art, la maîtrise du mouvement nécessite de longs efforts, une discipline et une endurance qui sont à l’opposé du simple loisir: cela fait mal aux jambes et c’est fatigant ! La danse, en tant qu’art, nécessite un travail sur soi-même autant mental que physique et qui ne porte ses fruits qu’à long terme.(plusieurs années) ?C’est la loi de la danse et elle est universelle . Peu de danseurs sont prêts à consentir cet effort : au sein des groupes, le culte de la facilité règne en maître. 600 élèves sont inscrites au conservatoire ; le cursus comporte 10 niveaux. Le dernier niveau qui prépare à la médaille d’or ne compte pas plus de 3 ou 4 élèves qui ne se présenteront pas forcément à l’audition pour laquelle il faut présenter un programme imposé et une création personnelle. Depuis que le conservatoire existe, 11 danseuses seulement ont obtenu la médaille d’or, allant jusqu’au terme de la scolarité.
En gros, c’est dire que la pratique de la danse tahitienne ignore la notion de professionnalisme ! Oui . mais il faut préciser que professionnalisme ne signifie pas que l’on est payé pour danser ! Cela va bien plus loin.
Le concept de mouvement juste n’existe pas. Danser en pensant à ce qu’on fait est loin d’être la règle, mais « copier » fait partie du vocabulaire du danseur. Se brancher sur le groupe tient lieu de conscience du mouvement. Une danseuse peut faire un show d’hôtel sans avoir répété pendant plusieurs semaines. Danser ne doit être que pur plaisir. Le chewing-gum, les savates et la visière de casquette sont la panoplie de répétition. Comme la cigarette pendant la pose, le mégot qu’on écrase avant d’entrer en scène… Les spectacles se font sans échauffement, les muscles froids. Et il est « culturel » d’être en retard. Ajoutée à cela, l’habitude tenace de s’entraîner dans l’inconfort des parkings et autres cours d’école. Dans ces conditions, il est utopique d’envisager la moindre amélioration de la qualité de la danse tahitienne. Cette absence de professionnalisme a pour corollaire la faible rémunération des danseurs. Et d’aucuns d’affirmer avec force qu’il ne sert à rien de se professionnaliser puisque les cachets sont si maigres, et qu’il est impossible ici de vivre de son art. Mais de quel art ?
La danse tahitienne m’a donc pas de place à côté des arts qui fleurissent en Polynésie ?
Cette place reste vide pour le moment. Nous avons un salon du livre, des festivals de musique, un salon des artistes, mais qui aurait l’idée saugrenue d’organiser un festival d’art chorégraphique polynésien ? Depuis 20 ans, la danse tahitienne s’est transformée, en grande partie sous l’influence du conservatoire qui apporte des techniques plus sophistiquées et réintroduit l’usage de pas anciens. Seulement Cette évolution n’est accessible qu’à celles qui acceptent d’apprendre et d’y passer du temps. D’une manière générale, l’expression stagne, engendrant une impression de « déjà vu ». …et la lassitude qui guette le spectateur
Pourtant la conception du spectacle évolue, avec des productions qui ne sont ni un Heiva, ni un show d’hôtel.
Oui, bien sûr. Manahau, Ahutoru (TATAU), Temaeva ( JE T’AIME) , ATU ( O Tahiti E )en sont, cette année, la preuve. Comme la comédie musicale des Grands Ballets. Ces spectacles évitent au moins les thèmes abscons et les chorégraphies « en rang d’oignon » face au public. Mais en dépit de la créativité dont il a été fait preuve dans la conception de ces spectacles, la création chorégraphique est restée en panne, prisonnière du fantasme de la carte postale ou encore et surtout entravée par le peu de malléabilité des danseurs. J’ai beaucoup aimé « Je t’aime, ce mot des dieux, ce mot des hommes » mais quelle ne fut pas ma déception, dès le premier tableau, de voir la réédition d’une danse aux bougies que j’exécutais il y 20 ans sur la scène des hôtels. Ce qui n’a pas empêché le message de passer et de se sentir plus léger en sortant du théâtre. « Tatau » était réalisé par de jeunes danseurs. Malgré les imperfections, ce spectacle était, lui aussi rafraîchissant car, au moins la danse elle-même faisait preuve de quelque créativité.
Que peut-on en conclure ?
Je me pose et je pose ces questions. Il est une évidence que l’art évolue avec la société. La danse tahitienne sera-t-elle condamnée à la stagnation et ses richesses à la confidentialité ? C’est un risque si on continue à la considérer comme un rempart à la modernité ou comme le dernier bastion d’un style de vie « cool-relax » qui aurait tendance à disparaître, et si on se laisse aller à la simple paresse. La société polynésienne se transforme. Les tournées d’artistes étrangers et la TV par satellite amènent à domicile des spectacles du monde entier qui nous confrontent à la qualité qui nous fait défaut.
Est-ce une question d’infrastructure matérielle ?
La scène de Toata est superbe et la nature des installations autorise toute espèce de création. À l’occasion du Heiva, la collectivité investit 85 millions Fcfp dans le concours de chants et danses, dont 12 millions pour la préparation du lieu. L’installation du parquet de danse coûte à elle seule 4 millions. Nous assistons, enfin, à une floraison d’écoles. Mais, malgré tout cela, la qualité de l’exécution n’évolue pas, maintenant la danse dans les limites du seul loisir. Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos ! La danse tahitienne, telle que nous la connaissons, appartient bel et bien au style de vie de ce pays et il serait utopique de vouloir y changer quoi que ce soit. Mais pour ériger la danse au niveau de l’art, c’est une autre dimension qu’il faudra lui adjoindre.
Comment peut-on faire évoluer les choses ?
Il faut introduire le concept de professionnalisme et structurer l’enseignement. Une seule sorte d’enseignement existe actuellement : celui de la danse « loisir ». On considère que les meilleurs élèves pourront se produire régulièrement et entrer dans les groupes. La formation des danseurs n’inclut pas la notion de professionnalisme. On n’apprend pas aux enfants - ni aux autres élèves - à danser aussi avec leur tête. On apprend davantage à reproduire des figures qu’à comprendre le mécanisme de ce que l’on exécute. J’enseigne depuis 10 ans et j’ai appris à mes dépens qu’il valait mieux, pour garder ses élèves, ne pas trop insister sur la compréhension, pas plus que sur la qualité du geste. Il y a un moment, dans le cursus de la danse, où l’enseignement de loisir et l’enseignement professionnel doivent nécessairement se séparer. Les classes « pro » devraient exister, en particulier au conservatoire, incluant des généralités sur la danse et le travail sur le corps. La préparation physique (assouplissements, renforcement musculaire, placement du corps) est inexistante. Sans cela, aucun professionnalisme ne pourra exister. « Poiri taotao ! parle à mes fesse ma tête est malade » ! combien de fois n’ai- je pas entendu ces phrase pendant les répétitions ! (Temaeva) Le dernier Heiva de Temaeva était un spectale dont le thème et la conception étaient superbes . J’ai dansé ce spectacle et j’en ai apprécié l’esprit, mais en tant que danseuse je m’y suis ennuyée.
Cela est-il possible ?
Développer le désir de perfectionnement dans le contexte actuel est une entreprise hasardeuse qui exige une énergie hors du commun. L’enseignement aux enfants et la création de groupes de recherche chorégraphique, constitués d’un petit nombre d’éléments motivés qui pourront servir de modèles, semble la seule voie possible. Il faut montrer que la création chorégraphique est une réécriture du thème ou de l’argument et que la danse exprime toujours quelque chose.C’est à dire que la nature du mouvement exprime la pensée. Que même la performance technique doit être au service de l’expression. Les formations de Heiva d’une centaine d’éléments ne peuvent évoluer dans le ce sens
Mais pourquoi donc se préoccuper de tout ceci ?
La danse est un étendard de la culture polynésienne. Et que montrons-nous de nous même à la face du monde ? Légèreté, amateurisme et tape-à-l’œil Or la danse est infiniment plus que cela ! Elle va au-delà de l’esthétisme de carte postale, au-delà de l’esthétisme même. Parce que si la danse reste piégée entre le fantasme collectif et l’identité culturelle c’est la lassitude qui guette à l’horizon.
On a oublié que le professionnalisme artistique était bel et bien présent dans la société pré européenne : la confrérie des arioi était entièrement vouée aux arts du spectacle. Et dieu sait si leurs prestations étaient grassement rémunérées. N’était pas arioi qui veut : les postulants devaient prouver leurs potentialités : suivaient ensuite trois années de « noviciat », uniquement consacrées à l’apprentissage. C’est seulement alors , s’ils étaient jugés aptes, que les novices accédaient au premier grade de la confrérie , qui en comptait 8. La danse peut-elle encore renouer avec l’essence de ce principe de professionnalisme ?
Sur mon passeport il est mentionné « professeur de danse » et je suis fière de ce que je fais. Mais comme j’aimerais, quand je voyage à l’étranger, susciter autre chose que de la curiosité !
Un dernier mot ?
Je veux rester positive ! Alors, joyeux Heiva 2004 ! Immergez vous dans l’esprit festif du fenua Surtout prenez le pour ce qu’il est, et que perdure à travers lui notre style de vie.
Enfin je voudrais remercier ceux qui m’ont enseigné pendant de nombreuses années, qui ont fait que je puisse vivre de ce qui est aujourd’hui ma vocation, et que je puisse écrire ceci aujourd’hui, même si ma vision de la danse les heurte .
Louise Kimitete, mon maître de danse
Raphaël Tehiva, qui a enseigné pendant deux ans le orero à la vahine popa’a que je suis
Fabien Dinard qui m’a supportée pendant trois années de cours théoriques au conservatoire
Enfin Coco Hotahota qui n’a jamais été avare d’explications chaque fois que j’ai voulu comprendre.
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