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Une rupture et une continuité avec la tradition de la danse telle que le monde la perçoit
L’intérêt d’une danse tahitienne contemporaine ne peut être que dans la mesure où celle-ci trouve sa propre voie, au-delà du mouvement dansé original, parmi les autres expressions de l’art contemporain.
Ce qui fonde ma réflexion est ce lien caractéristique entre le son, la langue, les mots, et le mouvement. Ce lien est un principe d’universalité. Il est d’ailleurs d’autres éléments dans la danse tahitienne, qui peuvent se rattacher à une signature de la danse contemporaine, comme l’esthétisation, la stylisation du geste quotidien, qui n’est pas un mime pour autant.
De fait ce que j'appelle " contemporanéité de la danse" est enracinée dans la tradition. La nature de cet enracinement affirme sa particularité.
Comme également une approche de la réalité, mais qui ne tient qu’à moi-même.
Il s'agit surtout d'aller à l'essentiel, aisi que je l'ai dit ailleurs dans ce blog.
Aller à l’essentiel : une rupture et une continuité.
Une rupture avec les codes instaurés par une tradition bâtie sur les cendres de l’univers défunt de la société pré européenne : le mythe polynésien et la toute puissance du livre.
Une continuité avec le fondement de la danse, qui traversé toutes les vicissitudes du colonialisme culturel : le lien entre le mot et le mouvement dansé.
Ce qu'est la danse tahitienne aujourd'hui :
* La dictature du mythe et la folklorisation de la danse
la vahine danseuse est au cœur de notre cher mythe polynésien. La « hula girl » dont l’image s’est imposée dans les récits des navigateurs de 18ième siècle, la littérature, Loti, Gauguin surtout, et d’autres encore, écrivains et aventuriers des mers du Sud, relayés par le cinéma hollywoodien à partir des années vingt.
Un demi-siècle de promotion touristique a consciencieusement peaufiné l’image de la vahine, la potiche exotique lascive et dénudée des calendriers.
Ainsi l’esthétique dans la danse tahitienne aujourd’hui est-elle purement et simplement le fruit de la tyrannie du mythe. C’est une esthétique imposée par le mythe..
Une tyrannie acceptée et vécue comme un cadeau du ciel. L’esthétique de la séduction guimauve, un refrain de ritournelle qui revient à chaque détour de performance..
Un mythe construit par l’occident en écho à ses fantasmes, dont la Polynésie use et abuse, alimente religieusement, puisqu’il est le principal fond de commerce, et qu’il est assimilé comme une tradition. La tradition de la séduction et de la conformité aux canons européens du moment.
Ainsi, par exemple, nos charmantes danseuses ont-elles un sourire permanent, charmeur à souhait, alors que les danses au moment du contact avec les premiers navigateurs incluaient … de superbes grimaces, déformant la bouche.
Ainsi la Vahine danseuse se doit aussi d’avoir de très longs cheveux, alors que les femmes du XVIIIe siècle portaient fréquemment les cheveux courts, montrant leur nuque, bien avant les garçonnes de la belle époque.
* Conséquence de l’imbrication de la vahine danseuse et du mythe : la folklorisation de la danse.
Aujourd’hui la danse tahitienne est habituellement perçue comme folklorique. Donc relevant uniquement du divertissement. Cela est indéniable.
Ainsi en témoigne la décision du musée du quai de Branly de ne pas accueillir l’exposition rétrospective des costumes de danse proposée par le musée de Tahiti et des îles.
Le motif en est que les costumes ne sont qu’une suite chronologique d’objets dépourvus de sens particulier, puisque la danse est perçue comme uniquement folklorique. Même si intrinsèquement, elle ne l’est pas.
Il faut bien dire que l’analyse est justifiée. Ce qui rend la danse tahitienne précisément « folklorique », ce sont bien en particulier ces costumes importables, absolument anti-ergonomique, dans lesquels il est plus que malaisé de mettre le corps en mouvement.
Le costume de danse ne revêt aucune signification particulière, il n’est qu’un ornement, même s’il est devenu habituel, dans le cadre des concours de danse, de lui fabriquer une symbolique parfaitement artificielle et uniquement destinée à satisfaire les exigences d’un jury.
Avant l’interdiction de la danse par le code Pomare, en 1819, le costume de danse était limité à sa plus simple expression, à une seule exception près, pour une danse empreinte de sens social : la « hura ». Autant pour les danses populaires que pour les danses de la confrérie d’artistes des Arioi, le costume se limitait à une étoffe et à des jupes végétales.
Lorsque la danse est à nouveau autorisée à la fin du XIXe siècle, la transmission officielle de la danse s’est interrompue. Il faut habiller danseurs, qui ne peuvent désormais se présenter nus ou presque . l’envie de montrer que l’on existe à travers la danse, va faire le reste.
L’art du costume va supplanter peu à peu l’art du mouvement, avec à partir des années soixante l’apparition de costumes démesurés, qui entravent la danse, donnant lieu à des spectacles dans lesquels l’apparat prime sur le mouvement. Ce que l’on retient aujourd’hui de nos danseuses est principalement la jupe de «more», le chapeau démesuré et la chevelure.
Et pourtant, derrière une esthétique de pacotille et des costumes qui tuent le mouvement, tout dans la danse tahitienne doit avoir un sens. Pour la simple raison que l’écriture de la danse et le mouvement dansé sont intimement liés à la langue, c’est-à-dire à des images, des pensées, des concepts. Ce principe de base et une des rares choses de la danse qui n’a pas été perdue.
Le spectacle de promotion touristique oblitère totalement cet aspect.
Le spectacle de Heiva l’érige en dogme, sans parvenir à lui donner vie : ni les danseurs ni les spectateurs n’ont accès aux fondements des créations chorégraphiques. L’habitude est de ne considérer dans la danse que l’esthétique, et le divertissement qu’elle procure, comme spectacle ou comme pratique de loisir.
* Concernant le lien entre la langue te la danse : la toute puissance de l’écrit dénature le lien entre le mot est le mouvement.
Qu’est ce que le livre ? Rien d’autre que peau de chagrin, un verbe désincarné.*
« Il n’est pas de vérité, il n’y a de tangible que l’onde, du souffle, du son, du mouvement, de la lumière, du verbe, de l’eau, l’être qui le génère et les êtres qui le perçoivent. »
« E aha te puta e pa’ikeu, e puta putapu aau ! » ( Maheata Teavai 2007)
La dictature de l’écrit vient très certainement du rôle qui lui est attribué dans la polynésie contemporaine : un rôle de conservatoire de la mémoire, ou plutôt des bribes de mémoire d’un univers défunt, qui a définitivement sombré avec la christianisation.
Ce qui reste de la mémoire des ancêtres doit être religieusement préservé : ce qui est écrit est vérité. Ainsi les puta tupuna ( livres de famille), ou les sources, peu nombreuses et parfois sujettes à caution écrites au début de XIXe siècle, sur la Polynésie païenne ne sont-elles jamais remises en cause, ou bien le sont de façon confidentielle, comme si l’on avait honte d’oser le dire. A peu près toutes ont été écrites après la christianisation, à la lumière des valeurs chrétiennes (et puritaines, celles de la LMS) fraîchement acquises.
La bible, traduite en tahitien au début du XIXe siècle, le livre des livres, est vérité : il semble bien que cet axiome s’applique au livre en général.
L’écrit a pris une valeur de référence bien au-delà de celle que lui reconnaissent les sociétés occidentales. L’écrit fige les choses, il les installe dans la durée et les rend immuables. Contester l’écrit est une entreprise grave. Comme s’il était devenu nécessaire de saisir les choses, de peur qu’elles ne s’échappent, comme tant d’autres perdues à jamais.
Deux siècles après l’alphabétisation, l’écrit occupe à peu près tout l’espace d’expression.
Cette relation avec l’écrit dénature le lien qu’entretient la danse entre le mot et le mouvement.
Car l’écriture de la danse est maintenant liée à l’écrit, à la littérature.
La sonorité du mot, sa vibration, son énergie, son pouvoir créateur ont une importance mineure pour la plupart des personnes impliquées dans la création chorégraphique, et s’effacent devant le sens du mot, devant une pléthore de mots, devant le sens et la qualité supposée d’une œuvre littéraire.
S’il est une exception en la matière, ce n’est que pour confirmer ce qui est maintenant la règle. Ainsi notre concours de danse annuel est-il doté d’un prix du meilleur auteur de spectacle. Un auteur peut y être primé indépendamment du classement du spectacle issu de son œuvre. La chose n’est pas rare..
La relation entre l’écriture de la danse et la langue s’en trouve déséquilibrée. Les conflits entre auteurs et chorégraphes sont fréquents : certains conçoivent que la danse doit être à leur service pour donner vie à leurs textes, d’autres peuvent être frustrés que la danse ne reprenne qu’une petite partie de leur œuvre.
La danse y perd de son autonomie si elle se laisse enfermer dans une œuvre à laquelle elle doit donner vie. L’exercice est périlleux quand le chorégraphe n’est pas lui-même l’auteur de ses textes. Ou bien lorsque l’auteur considère que ses textes sont figés et refuse d’y apporter les adaptations nécessaires pour suivre l’inspiration du chorégraphe.
Définir une danse danse tahitienne contemporaine, sera donc aller à l’essentiel …
Ecrire la danse sans la penser avec le costume sous sa forme actuelle :
Ni « more » (jupe de fibre d’écorce d’arbre) , ni chapeau, ni ceinture démesurés, ni costume végétal résolument ostentatoire. Simplement s’en tenir à la fonction originelle du vêtement de danse féminin : marquer, éventuellement accentuer, le mouvement du bassin, le reste n’étant qu’un habillage minimal.
Écrire la danse sans se soumettre à l’esthétique du mythe, à l’esthétique de la séduction qui tient lieu de présence et qui prescrit de séduire le spectateur en présentant face au public la posture la plus spectaculaire, la plus « jolie à regarder ».
L’esthétique du mythe inclut aussi une nécessité de performance technique : la performance pour la performance, dont la seule expression est à peu près : » regarde mes fesses comme je danse vite ».
La performance technique n’est pas toujours dénuée d’intérêt, mais elle peut se placer ailleurs, et il va sans dire que pour la dépasser, il faut déjà l’avoir acquise.
Ecrire la danse en se reliant aux mots, à la sonorité, à l’énergie du mot autant qu’à son sens, lequel est d’ailleurs largement subjectif, car le mot est un univers dont la nuance varie avec celui qui l’entend.
Le tahitien est une langue agglutinante dont la syntaxe multiplie les phrases non verbales. En étant liée à la littérature, prose ou vers, l’écriture chorégraphique s’accroche à la structure de la langue. Ce qui contribue largement à l’alourdir, dans un empilement de pas et de gestes qui cherchent avant tout à coller au texte, dans le but implicite de « faire riche ». Où encore dans le souci de garantir une marque de fabrique de la danse tahitienne .
Aller à l’essentiel de la danse sera donc aussi et s’affranchir du lien à l’écrit pour ne conserver que le lien à l’oralité du mot : le son et le sens.
C’est précisément en cela que l’écriture de la danse tahitienne contemporaine s’inscrit dans la continuité. Cette démarche peut alors être vue comme un retour à l’essentiel. Cette continuité est libératoire. Cette continuité essentielle alliée à l’originalité du mouvement dansé signe à elle seule la marque de fabrique « tahitienne » de la danse.
La création chorégraphique peut alors transcender la quête identitaire à laquelle s’adosse la danse traditionnelle, et faire exploser son carcan.
Le spectacle de danse peut maintenant s’affranchir de cette nécessité que s’impose le spectacle de Heiva : honorer une légende ou une œuvre littéraire accrochée au patrimoine culturel.
Parce qu’il est encré dans une tradition le spectacle de danse tahitienne contemporaine peut proposer n’importe quelle intention tout en conservant sa signature, quel que soit le livret et quelle que soit la teneur exacte de la proposition artistique.
Dans la perspective de poser une définition d'une danse tahitienne contemporaine, aller à l’essentiel signifie donc principalement libérer la création en la rendant consciente de la nature précise de son encrage dans la tradition.
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