Comment définir une contemporanéïté de la danse tahitienne ?
Comment nous rattacher aux expressions de l’art contemporain, à la danse conceptuelle ?
Comment nous rattachons-nous à l’universel et quelle peut être ici notre particularité ?
S’il est un trait commun aux créations contemporaines, c’est bien la quête de sens à travers la l’expression d’une réalité. La pédagogie y est ressentie comme une nécessité : donner à penser, ne surtout pas simplement distraire.
Si l’art conceptuel est une quête de sens à l’infini, qui ne veut généralement que refléter l’absurdité du monde, cette quête porte à peu près uniquement sur le sens social de l’expression artistique. Arts plastiques, arts visuels, arts vivants, arts du son pour ne pas dire « musique’ , et arts du mouvement, pour ne pas dire « danse », s’évertuent à donner du sens à des objets, à des sons, à des images, au mouvement vides de sens en eux-mêmes.
Cette quête de sens est inspirée par la contemplation de l’absurde, et l’absurde n’inspire que l’absurde. Au bout de la quête de sens, il n’y a que l’absence de sens. Avec le danger que la logique de l’absurde devienne sans objet lorsqu’elle cesse de servir l’intention pour n’alimenter que l’égo de l’artiste. L’œuvre n’a pas plus alors d’intérêt qu’un collage d’enfant. Et la folie peut être au rendez-vous.
Un fer à béton planté dans un parpaing, un danseur nu qui urine en scène ou qui examine ses bourrelets, un pot de fleur vide, une danseuse dans un lavabo, un conteneur carrelé comme un infirmerie, sont des œuvres d’art uniquement par l’intention qu’elles expriment, par les mots qui la qualifient de la f"ountain" de duchamps jusqu'au pot de fleur de Jean Pierre Reynaud. Celui qui reçoit se doit d’entrer dans le délire de l’artiste, acquiesçant l’absurdité, ou de se sauver en hurlant.
Rien de tout ceci n’est à priori impossible aux artistes polynésiens, sauf à opposer un bon sens polynésien que d’aucuns se plaisent à qualifier paysan, et qui serait censé nous éloigner de la démarche générale de l’art contemporain, en particulier de la logique de l’absurde. Ce serait oublier qu’un artiste est un artiste, toutes cultures et toutes latitudes confondues.
Lorsque la nature de l’encrage dans la tradition est clair, tout devient possible. Seules les problématiques diffèrent.
Concernant la danse, la nature du lien entre le mot et le mouvement signe notre originalité, et nous rattache à l’universel, car c’est un principe d’universalité. Quelle que soit la démarche, l’intention, la teneur de la proposition.
Non que nous soyons les seuls à concevoir le mouvement dansé comme lié à la langue, mais parce que c’est une pratique qui immémoriale dont la vigueur a survécu dans des circonstances particulièrement défavorables.
Ainsi le mot-univers engendre l’image kinesthésique, et l’image chorégraphique
La gestuelle est signifiante, le pas marque un rythme, et vient à l’appui de l’idée générale.
C’est le mot et non la phrase qui fait germer et croître le mouvement dans le corps.
Relativement à l’écriture de la danse, le mot devient un univers. Le sens premier du mot, ou celui qu’il prend dans le contexte de la phrase, du texte, de l’œuvre littéraire est une limitation qui doit être dépassée.
Le mot-univers est une sonorité et un sens qui se déclinent selon l’imagination du danseur-chorégraphe .
le mot-univers entretient une relation assez lâche avec la phrase, et plus encore avec l’œuvre littéraire.
Le mot-univers est une sonorité, une idée, une image, une odeur, une sensation, qui se déclinent dans une créativité que ne figent pas les barrières du texte écrit.
Le mot-univers possède une sensualité qui se transmet au mouvement qu’il fait naître.
Le mot-univers engendre ensuite la géométrie dans l’espace du mouvement, et l’image chorégraphique se construit en même temps que le mot-univers s’expanse..
Ainsi relativement à l’écriture de la danse l’écrit est-il réducteur. Ce que l’on désigne parfois comme « oraliture » est un pas de la littérature vers l’oralité. Une forme d’écriture qui chante et qui se rapproche de l’art oratoire, dans lequel la forme compte davantage que le fond.
Néanmoins accrocher l’écriture de la danse à l’écrit, littérature ou oraliture, constitue un cadre, mais surtout une entrave à la créativité du chorégraphe, et un alourdissement.
L’expression de la réalité dans l’art chorégraphique résulte d’une conception de la réalité : à chacun la sienne.
Pour l’amateur d’art contemporain la démarche compte davantage que l’œuvre. Acquérir une œuvre d’art contemporain, c’est acquérir à peine cinq pour cent de matière et quatre vingt quinze pour cent d’immatériel, donc d’invisible . Que ce soit l’intention de l’artiste, ou même l’intention qui peut lui être prêtée, dans une forme d’appropriation de l’œuvre.
La réalité tangible, les évènements, sont en eux-mêmes de peu d’intérêt : seule compte la manière dont ils sont vus et vécus.
Le réel n’a pas la même consistance pour chacun.
Le réel se distingue du réalisme et de la réalité tangible.
La réalité tangible étant simplement ce que les yeux voient, ce que les sens captent au premier degré. Le réalisme étant l’interprétation, la représentation la plus crue et la plus élémentaire de la matière inerte ou animée, comme les sens la perçoivent à travers le prisme du mental.
La tendance actuelle de la danse contemporaine est particulièrement axée sur l’expression d’un réalisme et d’un hyper réalisme, ou d’un surréalisme tellement crus parfois, qu’ils participent davantage d’un reniement. Pas toujours utile.
Car le réel au sens habituel du terme n’existe pas, il est une illusion. Et la réalité tangible telle que nous la percevons n’est qu’une somme d’expériences qui s’entrelacent, aussi dures ou sublimes soient-elles.
Le réel est une transparence, une luminosité sans forme, une perception, une conscience de l’invisible, de l’intangible.
Survivre à la réalité tangible, à l’absurde, nécessite de la considérer comme un film en noir et blanc dont on est à la fois l’acteur et le spectateur. Et même encore si cette conception demeure du domaine de l’intellect seul, finit-elle tout autant par conduire au désespoir et à l’aberration,
Seule la conscience de cette autre consistance du réel est libératrice.
Que peut être alors l’expression du réel dans la danse ? Danser le réel ne sera pas danser l’invisible, mais la transmission de l’invisible.
Ceci n’a rien à voir avec une quelconque identification au corps des danseurs.
Il y a simplement là une démarche qui absout de la nécessité de « montrer » une réalité.
Car il est en fin de compte préférable de laisser à celui qui reçoit le choix de vivre la proposition artistique comme il l’entend. Dans cette perspective, le réalisme et l’hyperréalisme sont sans objet.
Les mots-univers intègrent l’intention puisqu’ils sont l’union du sens, du son et des sensations. Le mouvement qu’ils engendrent porte la proposition.
Le talent des artistes, la présence, transmet l’invisible. Cet « invisible » porte, l’intention, mais peut aussi être approprié par celui qui reçoit, en fonction de ce qu’il est capable de recevoir.
La réalité est uniquement dans le don des danseurs.
Et peut-être bien la seule qui vaille, car au bout de toutes les quêtes des plus folles aux plus absurdes, la «finalité ultime» de l’art reste de nature spirituelle.
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